[English version below]
Valentine Lévy, 22 years old, Coach,
Life project Center Sinamangal, Kathmandu, Nepal
Chère Soni,
D’ordinaire ce sont les Jeunes qui se confient à leur coach. Mais virus exceptionnel, mesures exceptionnelles, émotions exceptionnelles obligent, à mon tour de te partager ce que je ressens depuis le début de cette crise, exceptionnelle donc.
Si je n’ai jamais débordé de confiance en moi et en mes compétences de coach, je me suis toujours efforcée de faire au mieux avec mes forces et mes faiblesses. Aujourd’hui, me voilà de retour à la case départ dans le confidence game. Contrairement à mes débuts, je dois jongler avec une constante - la team - et des variables - le virus, le confinement et ses conséquences - qui rendent la tâche plus ardue.
Ma phobie de la mort me fait souvent penser à tort que je suis et par extension que mes proches (au sens large) sommes invincibles. Aussi, mon esprit et mon corps ne sont jamais en pause, afin d’assurer une sorte de distance de sécurité avec les choses qui pourraient me faire du mal. Cette distance est d’autant plus importante depuis mon début de mission. Alors évidemment, si l’on suit cette logique, je me suis un moment imaginée que le Népal serait épargné. Difficile de reconnaître que le malheur n’arrive pas qu’aux autres. Pire, qu’il arrive aux habitants de mon pays de coeur, à ceux que l’on côtoie chaque jour : Vous.
Et pourtant. Mercredi 18 mars, Mathilde (coordinatrice Népal) annonce « J’ai une mauvaise nouvelle (…) à partir d’aujourd’hui on doit fermer le centre. Tu expliques la situation aux jeunes. Tu fais un rappel sur les règles d’hygiène. Tu discutes avec elles des allowances puis tu les renvoies à la maison ». Ça y est, notre LPC est aussi concerné. Nous ne sommes pas invincibles. Bien sûr que nous ne le sommes pas. Aussitôt, une pelote de questions s’emmêle dans ma tête à commencer par : Comment vous annoncer la nouvelle ?
À la porte du centre, je ne sais toujours pas. Je me dirige d’abord vers Nirmala, coordinatrice de la Little Angels Academy. J’espérais peut-être y trouver un soutien ou des conseils. Je ne sais plus vraiment. Quelques minutes après, réunion dans la training room. Les mots ne sont toujours pas là. Je me sens vraiment ridicule. Vos regards amusés et interrogateurs me provoquent un fou rire. Moment de solitude extrême dans la pièce bondée. Finalement, un discours bien décousu et bourré d’incertitudes sort de ma bouche. S’en suivent les inévitables questions : « What about the allowance? When will the center open again? What will we do? It’s so sad coach… » (…) Et mes réponses : « I will let you know, allez allez, we wash everything and we can go (…) bye bye Soni, see you soon ».
Depuis, la communication est compliquée. Si certaines de la team sont à proximité, d’autres sont rentrées au village. Obligation de jouer les coachs à distance, travaillant pour vous et avec vous quotidiennement. Des choses fonctionnent, d’autres non. Je râle. Je maudis les montagnes d’être aussi hautes, j’hésite à contacter et incendier Népal Télécom pour son réseau pourri, je suis à deux doigts d’apprivoiser des pigeons voyageurs pour envoyer des trainings. Bref, même si je fais ce que je peux, j’ai toujours le sentiment de pouvoir faire mieux. Je suis en colère. Frustrée. Triste. Je me sens impuissante et plus que tout : nulle. Sentiments décuplés quand vous, les Jeunes, me relatez votre quotidien et que je saisis l’importance d’LP4Y à vos yeux, et qu’il ne m’est physiquement pas possible de « faire mieux ».
La team regorge d’histoires difficiles. Autrement vous ne seriez pas là et moi non plus. Mais, depuis le début du confinement tous ces récits ont un goût différent.
Un jour, tu me racontes.
Tu me racontes d’abord la vie à la maison. Tu habites dans la même pièce que 9 autres membres de ta famille. Ce n’est pas un secret. Tu me l’avais déjà dit. Je ne l’avais pourtant plus en tête. On ne parle pas de ça tous les jours au centre. À trop vouloir être positive au LPC j’ai visiblement « oublié » ce qui se passe à l’extérieur. Vient le tour du manque d’argent. Forcément, le confinement est fatal pour l’économie informelle. Ton père et ton frère sont dorénavant sans emplois. Il n’y a plus de gaz pour tous et tu m’expliques que tu ne sais pas comment faire. Je comprends ta détresse. Mais je n’ai rien de mieux à dire que LP4Y ne peut pas couvrir les besoins de toute ta famille. Tu comprends pourquoi. La discussion continue.
Tu abordes enfin la violence physique dans la communauté. Rebelote. Même si je l’avais déjà vu de mes propres yeux, ce rappel me stupéfait. « Hier, ma mère a voulu acheter du lait pour son café, tu sais, pour faire du chaï. Ça coûtait 200 roupies au total. On a demandé crédit au vendeur, lui assurant qu’on viendrait le payer le lendemain. Il nous a longuement insulté. Puis il a lancé une pierre de la taille d’un ballon sur ma mère. J’ai du la protéger. On est parti… Il y a ça mais aussi plein d’autres choses… Coach, I have many many tensions in my head ».
Je te crois Soni, je te crois. Mais à ce moment, je ne sais pas quoi te dire. Je me prends une énorme claque. Une claque de réalité. Encore une fois, sûrement obsédée par l’idée de se concentrer sur le « positif », les « qualités », « l’insertion professionnelle », les « target jobs », j’en ai presque oublié l’autour LP4Y. Un autour qui a toute son importance quand cela se transforme en quotidien durant ce confinement. À ce moment, j’avoue que je suis tétanisée, bouche-bée. Je n’ai qu’une envie : me boucher les oreilles et partir pleurer dans mon coin.
« T’écouter » reste la seule chose que je réussisse alors à faire. Il en est de même les semaines suivantes d’ailleurs. Pour être totalement transparente, je me suis sentie lâche. Lâche de craquer et de me concentrer sur ma petite personne et ses sentiments égoïstes. Peut-être était-ce une forme de protection? Peut-être que je n’étais pas prête ce jour-là pour assimiler autant d’informations? Peu importe. On s’en fiche. Je m’en suis aussi voulue d’être restée bête, impuissante et de ne pas avoir su quoi te dire et comment te conseiller. Je n’ai pas vu de solution, ou de point positif auquel te faire penser… Si le silence est souvent la meilleure des réponses, je ne crois pas qu’il l’était forcément à ce moment. Depuis, je m’interdis de telles « absences ». Ce n’est pas parce qu’une personne est mal, qu’elle ne peut pas aider les autres. Tu en es l’exemple parfait. Alors que tu n’as pas encore eu la chance de recevoir un sac de nourriture, tu viens aider pour la distribution de centaines d’autres.
Alors voilà, merci infiniment d’avoir été si honnête. Merci de m’avoir exposé les faits. Les mots sont crus. Pardon, tes mots sont crus. Chacun d’entre eux, aussi forts soient-ils, m’ont touchée. Merci de t’être confiée sur ce moment si difficile de ta vie. Cette crise n’aura fait que renforcer mon admiration pour toi et tes coéquipières.
Ce projet LPC Sinamangal, c’est notre projet, celui des catalystes qui ont travaillés dessus et de la team de jeunes au complet. On construit ensemble quelque chose qui nous aidera toutes dans nos futurs respectifs. Cette crise est une pause, pour mieux repartir. Je l’espère de tout mon coeur.
Il faut bien conclure quelque part. Alors je finirai en répétant ce que je dis déjà trop souvent : Je ne me suis jamais sentie aussi vivante que depuis que je suis coach. Cette crise ne fait que confirmer cette idée. Je suis extrêmement reconnaissante pour tous ces moments, pour ces leçons de vie et ces exemples de force que la team me donne jour après jour. Et si les problèmes ne se résolvent pas en un claquement de doigt, on va toutes donner le meilleur pour faire avec dans les mois à venir et apaiser au mieux les tensions, au moins le temps des trainings. Pas grave de ne pas être invincible si c’est pour avoir la chance de vivre tout cela. Notre team est exceptionnelle. N’oublie pas que toi aussi, tu es exceptionnelle.
Valentine coach.
Dear Soni,
Usually, the Youths are the ones confiding in their coach. Because of this exceptional virus, these exceptional measures, these exceptional feelings, it’s my turn to share what I feel since the beginning of this exceptional crisis.
If I’ve never had any self confidence or coach confidence, I always did my best and tried to deal with my strengths and weaknesses.Today, it feels like my first day in the “confidence game” all over again. Compared to my beginning, I have to juggle a constant - the team - and variables - the virus, the confinement and its consequences - which make the task more difficult.
My death phobia often makes me think wrongly that I am and by extension that my relatives (in the broad sense) are invincible. My mind and body never take pauses in order to provide some sort of safe distance from things that could hurt me. This distance is bigger since the beginning of my mission. Obviously, if we follow this logic, I imagined for a while that Nepal would be spared. Difficult to recognize that misfortune does not happen only to others. Worse, it happens to the people of my country of heart, to those I am with every day : You.
Yet, Wednesday March 18th, Mathilde (coordinator Nepal) announced "I have bad news (...) as of today we have to close the center. You’ll explain the situation to the Youths. You do a reminder about hygiene rules. You discuss allowances and send them home”. That's it, our LPC is also concerned. We are not invincible. Of course we are not. Immediately, many questions rose in my head starting with: How to tell you the news?
Once in front of the door of the center, I still don't know. First, I go to Nirmala, coordinator of the Little Angels Academy. Maybe I was hoping for some kind of support or advice. I don't really know anymore. A few minutes later, meeting in the training room. The words are still not there. I feel really ridiculous. Your amused and questioning looks cause me to laugh. Moment of extreme loneliness in the crowded room. Finally, a disconnected speech full of uncertainty comes out of my mouth. The inevitable questions follow : "What about the allowance? When will the center open again? What will we do? It’s so sad coach ... "(...) And my answers: " I will let you know, go go, we wash everything and we can go (...) bye bye Soni, see you soon ".
Since then, communication has been complicated. If some of the girls of the team are nearby, others have returned to their village. Let’s play the far away coach but still working for you and with you daily. Some things work, others don’t. I grumble all day long. I curse the mountains for being so high, I hesitate to contact and burn Nepal Telecom for its horrible network, I am on the verge of taming homing pigeons to send training. In short, even if I do my best, I always feel that I could do even better. I'm mad. Frustrated. Sad. I feel helpless and most of all: worthless. These feelings increased tenfold when you, the Youth, told me about your daily life and that I understand the importance of LP4Y in your life, and that I definitely can’t do better.
The team has many difficult stories. Otherwise you wouldn't be there and neither would I. But since the beginning of the lockdown, all these stories have a different taste.
One day, you relate.
You first tell me about life at home. You live in the same room as 9 other members of your family. It's not a secret. You already told me. However, I no longer had it in mind. We don't talk about that every day at the center. By trying too hard to be positive at the LPC I have obviously "forgotten" what is happening outside. Then, comes the shortage of money. Lockdown is lethal for the informal economy. Your father and brother are now unemployed. There is no more gas for everyone and you explain to me that you don't know what to do. I understand your distress. But I have nothing better to say that LP4Y cannot cover the needs of your whole family. You understand why. The discussion goes on.
Finally, you talk about physical violence in the community. Rebelote. Even if I had already seen it with my own eyes, this reminder strikes me. "Yesterday, my mother wanted to buy milk for her coffee, you know, to make chai. It cost 200 rupees in total. We asked the seller for credit, assuring him that we would come and pay it the next day. He insulted us. Then he threw a balloon-sized stone at my mother. I had to protect her. So we left... And there are many other things... Coach, I have many many tensions in my head".
I believe you Soni, I believe you. But right now, I don't know what to tell you. I take a huge slap in the face. A slap of reality. Again, surely obsessed with the idea of focusing on the "positive", the "qualities", "professional integration", the "target jobs", I almost forgot about the “around LP4Y”. Around which is very important when it turns into daily life during this lockdown. At this moment, I admit that I am paralyzed, speechless. I have only one desire: to cover my ears and burst into tears.
"Listening to you" is the only thing I do. The same thing happened in the following weeks. To be completely honest, I felt like a coward. I felt cowardly to have such a mental breakdown and focus on my little self and my selfish feelings. Maybe it was a form of protection? Maybe I was not ready that day to assimilate so much information? Whatever. Who cares. I also blamed myself for being stupid, helpless and not knowing what to tell and how to advise you. I have not seen a solution, or a positive point to make you think ... If silence is often the best answer, I do not think it was the right one at that time. Since then, I have forbidden myself such "absences". Just because a person feels bad doesn't mean they can't help others. You’re the perfect example. While you have not yet had the chance to receive a bag of food, you are helping to distribute hundreds of others.
Thank you so much for being so honest. Thank you for telling me the facts. Words are raw. Sorry, your words are raw. Each of them, no matter how strong they were, touched me. Thank you for sharing this difficult time in your life. This crisis has definitely strengthened my admiration for you and your teammates.
This LPC Sinamangal project is our project, the one of the catalysts who worked on it and the one of all the Youth of the team. We are building together something that will help us all in our personal futures. This crisis is a break, only to start over better. It’s what I hope with all my heart.
To conclude, I will repeat what I already said many times : I have never felt as alive since I have been a coach. This crisis only confirms it. I am extremely grateful for all these moments, for these life lessons and these examples of strength that the team gives me day after day. And if the problems won’t be resolved in a minute, we will all give our best to deal with them in the next months and calm tensions at best, at least during the training. It doesn't matter not to be invincible if it is the price to experience all of this. Our team is exceptional. Remember that you too are exceptional.
Valentine Coach.
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